Après notre long séjour à Mosna et notre escapade ferroviaire dans le Nord, le temps presse. Garonne – Danube  ne peut décemment pas se terminer en Transylvanie. Et puis, pas question de voir le Danube sans se perdre dans son delta ni se baigner dans la Mer Noire. Il nous reste donc six cents kilomètres de route. Heureusement, le temps s’est remis au beau. Pendant trois jours, nous roulons sur les petites routes de Transylvanie. C’est une région d’élevage où les animaux sont toujours gardés. Aucune clôture ne vient cloisonner le paysage. La nature semble paisible et l’impact de l’homme s’y remarque à peine. Les villages éparpillés dans les collines dégagent une impression d’harmonie, de sérénité. Les maisons de bois ou de pierre sont alignées le long des rues. La bande d’herbe entre route et maisons est souvent fleurie. Un tipiticlop annonce une « carutsa » tirée par un ou deux chevaux. Elles vont au champ ou en reviennent. C’est l’époque du desherbage (presque toujours manuel) du maïs et du buttage des pommes de terre.

Etonnante Transylvanie. Elle nous rappelle parfois le Comminges, les Carpates remplaçant les Pyrénées dans le décor. A d’autres moments, nous nous croyons plutôt dans les forêts et collines du Berry. Et puis, derrière un virage ou au sommet d’une côte, le paysage s’ouvre et nous croyons rouler alors dans les grands espaces de Mongolie! Déroutante variété qui bouscule nos repères. Heureusement, chaque village et chaque carutsa croisée nous remettent les pieds en Roumanie.

Tout village a sa citadelle saxonne. Ces églises fortifiées, bâties entre le XIIème et le XVIème siècle semblent veiller sur les habitants. Leurs ancêtres s’y réfugiaient lors des attaques des « barbares » venus de l’Est (Tatars, Mongols...). Ils y avaient bien sûr un puit et y faisaient des réserves de nourriture pour résister aux sièges. Encore aujourd’hui, certains y mettent toujours leur charcuterie à sécher. Tous les villages sont vivants, peuplés. Les enfants vont à l’école, à pied ou dans la caruţa. Là, un grand-père transporte deux gros sacs de maïs sur son vélo, l’un sur le porte-bagage, l’autre en travers du cadre. Plus loin, une jeune femme tire son fils dans une petite carriole. Les chevaux sont omniprésents ici et animent les villages et les routes de campagne.

Il y a bien sûr des voitures en Roumanie. Dans les campagnes, la Dacia est toujours reine. Cette marque tient son nom des Daces, le peuple qui occupait les lieux avant l’invasion romaine. Les Dacia sont donc un peu comme nos Gauloises ; elles dégagent d’ailleurs parfois autant de fumée ! Le modèle-phare de chez Dacia est la fameuse 1310, copie de la Renault 12 que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître... Anguleuse ou plus arrondie, berline ou break, pick-up ou « tuning », elle est déclinée sous mille versions. Quelques voitures occidentales ou « japonaises » pointent leur nez dans les campagnes et sont même en train de gagner la partie dans les villes.

Beaucoup de rencontres jalonnent notre chemin. Un matin, à l’approche des Carpates, nous doublons un groupe d’écoliers accompagnés de leur maîtresse. Ils s’amusent à la lecture de notre panneau « Copii in turul Europei ». Alors que nous suivons la route, ils prennent un raccourci et nous rejoignent en courant au sommet d’une côte. Premiers mots de roumain avec les élèves, puis la maîtresse nous explique qu’ils sont allés passer un examen au village voisin. Petit à petit, le groupe diminue, chaque groupe d’enfants rejoignant son hameau alors que les autres élèves suivent leur maîtresse et son beau bouquet de fleurs des champs, jusqu’au bourg où se trouve leur école. Image paisible de laquelle émane beaucoup de complicité et de confiance entre la maîtresse et ses élèves...  Belle rencontre qui éclaire notre journée. La route est calme, le ciel bleu, les Carpates au loin « attendent » notre visite.  La Roumanie nous donne beaucoup de ces moments où tout semble tellement facile, où la vie nous sourit.

Les carutsa nous doublent ou nous croisent, chargées d’herbe ou du premier foin (beaucoup de luzerne) de l’année.  Carutsas et vélos ont une caractéristique commune, outre le fait d’être mûs par la force « animale » : ils n’isolent pas leurs occupants dans une carapace. Les contacts sont donc très simples. Un simple « buna ziua » engend re souvent une conversation plus longue. Souvent, les tziganes rencontrés nous demandent une cigarette. Notre bronzage leur fait souvent penser que nous sommes des leurs. D’ailleurs, ne sommes-nous pas des gens du voyage, nous aussi ? Nous faisons quelques photos que nous leur enverrons dès notre retour en France.

La traversée des Carpates, tant redoutée de certain(e)s, est étonnamment facile :le col n’est qu’à 850 mètres d’altitude et la pente est douce. Un berger de treize ans y garde ses 200 brebis. Sérieux et digne, son regard est impressionnant de maturité. Il nous demande un peu d’eau, mais refuse notre nourriture. Sans chien, il doit souvent courir après ses « ouaie » (brebis) et nous quitte rapidement.

Au Sud des Carpates, la plaine qui descend vers le Danube nous réserve des rencontres chaleureuses. Un soir, alors que l’orage arrive droit sur nous, Lorrie, une française avec qui nous faisons route depuis trois jours, essaie de nous trouver un logement. Elle parle bien le roumain et a un contact facile avec les gens. Un homme qui se trouve sur la route nous invite  tous les sept chez lui, alors que nous ne demandions qu’un abri contre la pluie. Vélos et bagages sont entassés dans sa maison, puis Ciostel et Pascal vont au ravitaillement : saucisses pour le « gratar » (barbecue) et tsuica (eau-de-vie de prune) pour aller avec... Dans le village, ils rencontrent un voisin de Ciostel qui a déjà travaillé en Italie. Après quelques mots d’italien échangés avec Pascal, il tient à nous offrir de son vin « maison ». La soirée est donc fort joyeuse, la sono à fond joue du « manele » (version moderne de la musique tzigane). Nous nous comprenons tellement bien que chacun a l’impression de parler couramment la langue de l’autre ! Ciostel et sa femme Sanda ont une petite maison entourée d’un beau jardin. Ici, le jardinage n’est pas un passe-temps : les récoltes sont indispensables à la subsistance de la famille. Nos nouveaux amis sont tziganes « romanisés », bien intégrés dans la société roumaine, mais ils ne sont pas riches. Le confort est sommaire, comme dans la plupart des maisons dans lesquelles nous sommes entrés. Pas de salle de bain, les toilettes dans la cabane au fond du jardin. Leur générosité nous gêne d’abord, mais ils nous font comprendre qu’ils sont heureux de partager ces moments avec nous.

Le lendemain est aussi une journée que nous ne sommes pas près d’oublier. A midi, nous discutons quelques minutes avec une dame qui tire de l’eau de son puit, au bord de la route, puis nous nous installons devant un magasin où se trouve un banc qui nous sert de table. Un client arrive, entre dans le commerce d’où il sort aussitôt pour nous offrir un sac de tomates, un autre de pommes, plus une grosse bouteille de jus de fruits pour les enfants. Avant de partir, il nous glisse même un billet de 50 lei qu’il serait malvenu de refuser. Cinq minutes plus tard, la dame du puit d’en face nous offre du fromage, un beau morceau de gras de porc et un demi-litre de tsuica pour aller avec ! Vous auriez dû voir nos têtes devant cette avalanche de cadeaux. Cette générosité dépasse notre conception de l’accueil ! 

Le soir même, nous sommes encore invités dans une famille, grâce à Viorel et Marcela, un couple avec qui nous parlons... espagnol car ils ont travaillé deux ans près de Malaga. Nous passons une autre soirée superbe chez Mihai et Marinela. Il n’y a pas un seul village où nous ne rencontrions des Roumains ayant émigré en Espagne, en Italie ou en France. Leur nombre est vraiment impressionnant. Même s’ils ne voyagent pas pour le plaisir, ils connaissent l’Europe bien mieux que nous. La proximité entre langues latines facilite leur adaptation en Europe du Sud, mais certains émigrent aussi en Allemagne ou en Angleterre. L’émigration est souvent leur seule possibilité de gagner un peu d’argent. Ils aident ainsi leur famille restée en Roumanie et se font souvent construire une maison, une fois de retour au pays.

Impossible de vous raconter toutes les marques de générosité qu’on nous porte, mais on vous assure que c’est énorme ! Les enfants sur leurs vélos impressionnent les gens d’ici, qui nous offrent boissons ou glaces pour les enfants.

Un autre jour, tout près du delta du Danube, nous demandons à un monsieur où nous pouvons trouver un magasin. Il nous dit qu’on trouvera au village suivant, à quatre kilomètres, mais nous propose aussitôt de manger chez lui. En cinq minutes, les oeufs sur le plat sont prêts et la table est mise ! Ce sont même Ion et sa femme qui nous remercient d’avoir accepté leur invitation ! Depuis le début du voyage, nous avons presque toujours été bien accueillis, mais la Roumanie bat tous les records ! Quand on pense que certains nous avaient déconseillé d’aller en Roumanie, on est très heureux de ne pas avoir écouté ces conseils. Nous avons la chance de traverser un pays fabuleux, très différent de l’Europe de l’Ouest et qui nous bouscule dans nos « certitudes ». Comme point d’orgue de notre voyage, on ne pouvait trouver mieux !

 

Le 4 juin, nous sommes arrivés à Sulina, petite ville tout au bout du bras central du Danube et donc au bord de la mer Noire où nous nous sommes baignés. Après le cabo Sao-Vicente au Portugal et le capo  Passero en Sicile, nous trouvons ici le cap Est de notre voyage. Nous parcourons le Danube en bateau et le longeons à vélo. Le paysage est hors du commun, la flore et la faune sont d’une grande richesse. Delta du Danube et mer Noire, nos objectifs depuis de nombreux mois sont là, devant nous. L’émotion est partagée par toute l’équipe. Nous savourons ces instants qui passent trop vite. A force de parler de Garonne-Danube, nous avions oublié qu’il y avait un chemin de retour, mais la réalité est là : dans trois semaines, nous serons à la maison. Après un grand trajet en bus, une deuxième traversée de la Méditerranée dans le sens Est-Ouest avec escale en Sardaigne, suivie d’une dernière étape cycliste entre Barcelone et Labarthe. Le 9 juin, nous avons laissé le Danube derrière nous. La boussole nous guide maintenant vers la Garonne.

 

La revedere şi mulţumim România !